COURS D'HISTOIRE DE LA SOCIÉTÉ DE MARIE

Auteur : Jean Coste S.M.


 

QUATRIÈME CONFÉRENCE
DIASPORA ET PREMIÈRES FONDATIONS

Principaux documents à consulter:

OM 1, pp. 227-258: OM 2, docc. 466, § 1; 513, §§ 1-4; 551, §§ 5-9; 591, §§ 10-14; 750, § 7. Pour les origines des frères maristes: docc. 754 et 757, §§ 3-12. Pour les origines des soeurs maristes: docc. 759, § 7; 760, §§ 5-7. Pour d'autres détails concernant les fondations féminines de l'abbé Courveille, voir OM 3, docc. 859, 873, 876.

Le 23 juillet 1816, douze jeunes gens avaient promis de se consacrer à la fondation de la congrégation des Maristes. On se propose de voir maintenant ce qu'il advint de ce projet au cours des six années suivantes jusqu'aux démarches qui, au début de 1822, suscitèrent la première réponse de Rome aux aspirants maristes et marquent ainsi la fin d'une étape. Cette période, que l'on peut appeler celle de la diaspora puisqu'il n'existe encore aucune réunion officielle des confrères, est en même temps celle des premières fondations isolées de frères et de soeurs. Pour comprendre cette situation un peu spéciale, il est indispcnsable de dire ici quelques mots sur la situation particulière du diocèse de Lyon à ce moment.

 

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SITUATIN DU DIOCÈSE DE LYON

On a vu que le concordat de 1801 avait fait du diocèse de Lyon le plus vaste de France en y englobant trois départements : le Rhône, la Loire et l'Ain. On a vu également que ce diocèse avait à sa tête l'oncle de Napoléon, le cardinal Fesch. Lié aux fortunes et infortunes de son neveu, le cardinal avait dû s'exiler à Rome durant la première restauration. Revenu en France pendant les Cent-Jours, il dut, après Waterloo, reprendre le chemin de l'exil et ne quitta plus Rome jusqu'à sa mort, survenue le 13 mai 1839. Jusqu'au bout, il refusa de donner sa démission d'archevêque de Lyon, créant ainsi une situation juridique épineuse dont la solution se trouva retardée par l'échec d'un nouveau concordat signé le 11 juin 1817 mais que le parlement français ne voulut point ratifier. Pratiquement, de 1815 à 1824, date de l'arrivée de Mgr de Pins, le diocèse de Lyon fut gouverné par les vicaires généraux, avec lesquels il faut faire plus ample connaissance.

- Le premier vicaire général, M. Courbon, est un excellent administrateur. C'est à lui que l'on doit la réorganisation du diocèse en 1803. A la fois très surnaturel et extrêmement humain, spirituel au double sens du mot, c'est un grand connaisseur d'hommes, d'une prudence consommée. Bref, une très belle figure sacerdotale qui est en vénération dans le diocèse de Lyon.

- M. Bochard, son collègue, est un tempérament autoritaire extrêmement personnel (cf. doc. 31 ). Chargé des séminaires et des congrégations religieuses, il est dominé par l'idée d'une société exclusivement diocésaine qui comprendrait à la fois des prêtres, adonnés aux hautes études, à la direction des séminaires et aux missions, des frères et des soeurs. C'est la société de la Croix de Jésus, dont la branche des prêtres a commencé en 1816 (cf. doc. 762); celle des frères prendra naissance en 1822 et celle des soeurs en 1832. Avec ce projet en tête, le second vicaire général est peu porté à favoriser d'autres fondations, qu'il tend invinciblement à ramener à ses propres plans.

- Le troisième vicaire général, M. Renaud, est insignifiant.

A l'égard des projets nombreux de fondations religieuses, surtout féminines, le conseil archiépiscopal a adopté une politique générale de réserve que l'on pourrait résumer ainsi : attendre, interdire les voeux prématurés, favoriser avec le temps l'assimilation du groupe à une congrégation existante. Dans ces conditions, le projet de Société de Marie ne peut espérer être pris en considération comme tel. Les aspirants sont donc dispersés dans les paroisses après leur ordination. La plupart abandonnent le projet. D'autres essayent d'en réaliser au moins une partie. Ce sont ces tentatives que l'on va rapidement présenter ici.

 

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MARCELLIN CHAMPAGNAT

 

C'est lui qui le premier, semble-t-il, réalisa quelque chose. Le premier août 1816, il est nommé vicaire à la Valla, petit village dans le massif du Pilat entre Saint-Chamond et Saint-Etienne. Dès le début d'octobre, il repère un jeune homme du nom de Granjon qui avait été grenadier de la garde impériale. Quelque temps après, la confession d'un enfant mourant lui révèle l'étendue de l'ignorance religieuse dans le pays. Il décide donc de se mettre sans plus tarder à la réalisation de cette oeuvre de frères dont il avait reçu de ses confrères au grand séminaire mission de se charger.

Le 2 janvier 1817, il réunit Granjon et un second postulant, Jean-Baptiste Audras, dans une petite maison louée. C'est la date officielle de la fondation des frères maristes. Au mois d'octobre, il achète la maison en question grâce à l'aide de l'abbé Courveille (cf. doc. 57) et y ouvre une école. Successivement, avec les nouveaux disciples qui lui arrivent, il fonde les écoles de Marlhes (1818), le Bessat (1819), Saint-Sauveur (1820), Tarentaise (1821), Bourg-Argental (1822).

Ni compris ni soutenu par son curé, il a des difficultés avec l'université et doit cesser d'enseigner le latin, dont il avait commencé à inculquer les rudiments aux meilleurs de ses disciples. Dénoncé également à l'archevêché comme fondant une congrégation sans autorisation, il doit aller s'expliquer auprès des vicaires généraux. Après une période d'entente avec M. Bochard, qui compte le faire entrer dans ses vues, il se voit sommer par ce dernier, en 1822, de réunir ses frères à ceux que commence à rassembler le vicaire général. L'abbé Champagnat refuse. Menacé des censures ecclésiastiques, abandonné de son confesseur, il ne sera sauve que par l'arrivée de Mgr de Pins en 1824, qui prendra l'oeuvre sous sa protection.

 

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JEAN-CLAUDE COURVEILLE

L'abbé Courveille est nommé, à l'automne 1816, vicaire à Verrières, où la même communauté sacerdotale a la charge de la paroisse et du petit séminaire et se trouve de ce fait sous le contrôle tout spécial de M. Bochard, qui a nommé là plusieurs de ses adeptes. Le vicaire général espère le gagner, mais M. Courveille tient à son propre projet. C'est peut-être dès ce moment qu'il parle à son collègue, M. Méret, d'un tiers ordre des Maristes (cf. doc. 105, § 1 ).

Au bout d'un an, M. Bochard renonçant à faire entrer l'abbé Courveille dans ses vues, ce dernier est transféré, en août 1817, comme vicaire à Rive-de-Gier, petite ville alors en plein essor industriel et démographique. Pour éduquer la nombreuse population enfantine, des jeunes filles ont été réunies par le curé, M. Lancelot, et aspirent à la vie religieuse (cf. docc. 55; 56; 61; 63). Le nouveau vicaire propose à plusieurs d'entre elles de devenir Soeurs de Marie. Vers le même moment, commence à Saint-Clair-du-Rhône (Isère) une autre réunion de pieuses filles qui se réclament aussi de M. Courveille et ouvrent une école. En 1825, le groupe de Rive-de-Gier, dont l'essor est freiné sur place, ira se réunir à celui de Saint-Clair.

A l'automne 1819, l'abbé Courveille est nommé curé à Epercicux, toute petite paroisse de la plaine du Forez. Là, il reçoit de temps en temps la visite des supérieures de ses soeurs de Rive-de-Gier et Saint-Clair et s'essaye à fonder des frères. Ayant réuni deux jeunes gens, il ouvre avec eux une école à Feurs avec le secours du vicaire de la paroisse, M. Jacob, l'un des douze aspirants du grand séminaire. Il donne à ces frères un costume assez semblable à celui que leur donnait M. Champagnat, mais avec une lévite bleue, premier indice du costume bleu qu'il entendait donner à ses religieux (cf. doc. 75, §§ 13-16). En fait, la fondation de Feurs ne durera pas plus d'un an.

 

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JEAN-CLAUDE COLIN

 

Demandé comme vicaire par son frère Pierre, qui vient d'être nommé curé de Cerdon en août 1816 (cf. doc. 52), Jean-Claude Colin attend un an pour l'informer du projet de Société de Marie. Pierre accepte aussitôt d'en faire partie (cf. doc. 623).

Sans doute les deux frères cherchent-ils ce qu'ils pourraient faire pour commencer à réaliser eux aussi quelque chose. Pierre se souvient de Jeanne-Marie Chavoin et de Marie Jotillon, qu'il avait connues à Coutouvre quand il était vicaire dans cette paroisse, de 1810 à 1812. Une correspondance s'engage, et Jeanne-Marie Chavoin, qui avait repoussé des invitations à entrer dans plusieurs communautés, accepte de partir avec son amie à près de deux cents kilomètres de chez elle pour commencer la congrégation de la sainte Vierge.

Les deux jeunes filles sont d'abord logées chez les soeurs de Saint-Joseph, mais la solution ne peut durer. Sur ces entrefaites, l'école de Saint-Clair se trouvant en difficultés, M. Courveille envoie Marie Jotillon prêter main forte à ses Soeurs de Marie, sans doute dès la fin de 1819 (cf. docc. 64 et 759, § 7). Quant à Jeanne-Marie Chavoin, elle entre au presbytère comme gouvernante. A ce titre, elle va vivre pendant six ans en contact quotidien avec les abbés Colin et dans leur intimité spirituelle, partageant leurs préoccupations pour la Société et les soutenant (cf. doc. 513, § 3). Ceci explique la manière dont elle a profondément assimilé la pensée du P. Colin, qu'elle considérera jusqu'à la fin de sa vie comme celui qui a mission de donner la règle et l'esprit de Marie non seulement aux pères mais aussi aux soeurs maristes.

Aucune communauté proprement dite ne prend donc naissance à Cerdon avant 1823. A côté de ce qui s'est fait à la Valla, Rive-de-Gier, Saint-Clair et même Feurs, les réalisations des abbés Colin paraissent maigres. Et pourtant, c'est à Cerdon que se sont passés, de 1816 à 1822, les événements décisifs pour l'avenir de la Société tout entière. La prochaine conférence sera consacrée aux grâces intérieures qui ont provoqué et accompagné, durant ces années, la composition par Jean-Claude Colin de la règle de la Société et l'ont préparé à la tâche qu'il assumera à la période suivante.


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LIEN ENTRE CES INITIATIVES

Quels rapports existe-t-il entre ces diverses fondations? Comment se maintient l'unité au sein de cette diaspora? Voilà ce qu'il convient de se demander maintenant.

Tout d'abord, vu l'impossibilité de commencer concrètement la Société, la plupart des aspirants du grand séminaire abandonnent. Verrier et Pousset, deux parmi les meilleurs, s'agrègent en 1820 aux pères de la Croix de Jésus. D'autres ont dû perdre insensiblement le contact, sans rupture proprement dite. Gillibert (cf. doc. 689, a), Seyve (cf. doc. 99), Jacob ( cf. doc. 75, § 14 ), Terraillon et peut-être Mainand ( cf. doc. 60) restent attachés, mais sans réelle activité en faveur de la Société.

Le centre d'unité reste l'abbé Courveille. Un inspecteur d'académie verra en lui en 1822 le véritable supérieur des frères de la Valla, avec des agents à Cerdon, en Dauphiné et autres lieux (cf doc. 75, § 13). Lui-même est persuadé de l'importance de son rôle, écrit que sa fonction exige des dépenses et fait d'incessantes demandes d'argent à ses amis (cf. doc. 839, § 31). En fait, il accorde un soutien réel à M. Champagnat et l'envoi de Marie Jotillon à Saint-Clair (cf. doc. 759, § 7) semble indiquer qu'il détenait un certain pouvoir de coordination entre les différentes initiatives issues du projet initial de Société de Marie. Toutefois, il ne paraît pas que ses confrères aient reconnu en lui un véritable supérieur religieux (cf. doc. 551, § 12) et l'archevêché encore moins.

Sur les relations épistolaires ou les recontres entre aspirants maristes durant cette période, on ne sait rien de précis. Aucune lettre n'est conservée. Des rencontres au grand séminaire de Lyon à l'occasion des retraites pastorales et même dans le cours de l'année sont cependant attestées par un précieux registre de comptes du séminaire (cf. doc. 51 ).

Ce qui spirituellement maintient l'unité, c'est l'espoir de pouvoir commencer un jour la Société au Puy, où l'idée de la Société avait été donnée (cf. docc. 68; 76, § 2; 100, § 4; 591, § 10). D'où les démarches entreprises pour obtenir l'autorisation de sortir du diocèse de Lyon.

 

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PREMIÈRES DÉMARCHES

En 1814, l'archevêché de Lyon avait porté une peine de suspense ipso facto contre tout ecclésiastique quittant le diocèse sans autorisation (doc. 30).

Cette permission, plusieurs fois demandée aux vicaires généraux par les aspirants maristes, se heurta toujours à un refus (cf. docc. 69, § l; 551, § 9). Jeanne-Marie Chavoin se mit même habilement en avant pour sonder les dispositions réelles de M. Courbon, lequel répondit par des plaisanteries (cf. doc. 513, § 4).

La même Jeanne-Marie Chavoin, qui, à la différence des prêtres, pouvait sortir librement du diocèse sans autorisation, se rendit au Puy en 1820. Elle y vit M. Richard, vicaire général, et lui écrivit l'année suivante. La réponse de ce dernier est conservée (doc. 68). Elle permet de comprendre comment la situation confuse créée par la non-application du concordat de 1817 pesa sur les efforts faits par les aspirants maristes pour se réunir. Par la suite, Pierre Colin lui-même se rendit au Puy, mais on a peu de renseignements sur les résultats de son voyage.

Avec l'évêché de Grenoble, l'abbé Courveille dut vraisemblablement prendre contact lors de l'installation de ses soeurs à Saint-Clair. Pierre Colin semble y être allé aussi.

Pratiquement, l'attitude des vicaires généraux de Lyon ne laissait guère d'espoir de voir se réaliser dans un avenir prochain la Société de Marie. Une seule voie restait ouverte : recourir à Rome. A ces démarches auprès du Saint-Siège et à leurs conséquences sera consacrée la sixième conférence.