COURS D'HISTOIRE DE LA SOCIÉTÉ DE MARIE

Auteur : Jean Coste S.M.


 

CINQUIÈME CONFÉRENCE
LES GRÂCES DE CERDON ET LA
RÉDACTION DE LA RÈGLE

Principaux documents à consulter:

OM 3, docc. 816; 819, §§ 40-42, 112, 122, 142, 162, 164; 827, § 6; 831, §§ 3-5; 839, §§ 1, 14, 36, 47; 843, §§ 5-12; 846, § 12; 848, § 5.

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LE CADRE

 

- Jean-Claude Colin réside à Cerdon comme vicaire de son frère Pierre de septembre 1816 au 22 juin 1825 (cf. doc. 136).

- Il habite jusqu'en juillet 1820 dans un presbytère vétuste aujourd'hui démoli. C'est durant cette période qu'il rédige un projet de constitutions, travaillant la nuit, parfois jusqu'à quatre heures du matin (cf. doc. 819, § 42), dans un petit cabinet de cinq pieds carrés situé au pied de son lit (cf. doc. 839, § 36). Il remplit d'abord un volumineux cahier de notes en français dont il tire ensuite une rédaction latine (cf. JEANTIN, t. 1, pp. 75-76). Certains articles sont déposés quarante jours sur l'autel (cf. doc. 819, § 41).

- De juillet 1820 au 24 janvier 1822, il habite avec son frère la maison d'un notaire dans le quartier dit « de Suisse » pendant qu'on démolit et reconstruit sur le même emplacement le presbytère.

- A partir de 1822, dans le nouveau presbytère, qui est encore celui que l'on voit aujourd'hui, il habite à l'étage supérieur la première chambre à gauche en haut de l'escalier (tradition fixée par une photo du P. Detours).

- Durant son voyage à Paris de novembre 1822 (cf. conférence suivante), il présente au nonce sa rédaction latine et la retouche durant l'hiver 1822-23 (cf. doc. 82, §§ 2-3).

- En juillet 1823, il se rend à Belley pour prendre contact avec Mgr Devie, nouvellement arrivé. Parti à quatre heures du matin pour prendre la diligence à Ambérieu, il éprouve, à vingt minutes de la cure, en montant le rude chemin de la Coria qui conduit à Mérignat, une lassitude profonde qui disparaît après une prière et une apparition de la Vierge (cf. docc. 425, § 10; 717; 819, § 52 et addition).

 

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L'IMPULSION À S'OCCUPER DE LA SOCIÉTÉ

Au grand séminaire, le petit Colin - c'est ainsi qu'on l'appelait - était le plus timide et le plus insignifiant des douze aspirants. On ne signale aucune intervention de sa part à cette époque. Or, à partir de 1822, on le voit aller à Paris présenter au nonce une règle qu'il a rédigée, entreprendre une série de démarches auprès des administrations épiscopales et apparaître ainsi peu à peu comme le véritable responsable de la Société (cf. conférences suivantes).

Que s'est-il passé entre temps?

Notons d'abord que toute une évolution psychologique se produit chez le jeune vicaire au cours des années passées à Cerdon:

rigoriste en morale au sortir du séminaire, il évolue vers une pastorale plus miséricordieuse (cf. docc. 542; 577; 693);

incapable au début de faire un pas sans son directeur, il apprend à marcher par lui-même (cf. doc. 480);

froid et sans vie dans ses premiers mois de ministère (cf. doc. 487), il est vite préféré à son frère pour la vigueur de son gouvernement et de sa prédication (cf. docc. 541, § 8; 745, § 8).

Toutefois, cette évolution ne suffit pas par elle-même à expliquer que le vicaire de Cerdon ait progressivement pris la responsabilité de la Société alors que tant des autres aspirants du séminaire abandonnaient le projet. On ne peut manquer ici de faire intervenir la grâce, le libre choix de Dieu et de Marie se préparant un instrument pour la réalisation de la Société voulue par eux.

Cette grâce s'est manifestée tout d'abord sous la forme d'une longue période de consolation sensible qui a duré six ans et au cours de laquelle le vicaire de Cerdon a senti s'enraciner en lui la certitude que le projet de Société était voulu de Dieu et que cette dernière réussirait. Sur cette longue période de confiance paisible, prélude indispensable aux épreuves des années suivantes, le P. Colin a insisté souvent sous son généralat (cf. docc. 447; 519, § 7; 620, §§ 1-2) et dans les dernières années de sa vie (cf. docc. 816; 819, § 42 a; 827, § 6), C'est le fait fondamental à ne pas perdre de vue.

Du sein de cette certitude confiante nait, beaucoup plus personnelle, impérieuse, une impulsion à agir, à payer de sa personne pour la réalisation de cette société voulue de Dieu. Jean~Claude Colin eut toute sa vie conscience d'avoir été poussé d'en haut à s'occuper de la Société (cf. doc. 440, c; 573), et ce par un « mouvement intérieur et presque irrésistible » (cf. doc. 816). C'est cette impulsion d'en haut qui a transformé le séminariste en fondateur.

Reste à voir comment cette grâce s'est exprimée et traduite dans une assistance spéciale donnée à l'abbé Colin pour le seul travail qu'il était capable de faire alors pour la Société : la rédaction d'une règle.

 

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L'ASSISTANCE REÇUE DANS LA RÉDACTIN DE LA RÈGLE

1. Motion de la volonté.

A l'origine de son travail sur les constitutions, le P. Colin a toujours placé une intervention étrangère et supérieure à sa propre volonté, intervention qui se rattache à l'impulsion générale à s'occuper de la Société et en constitue la manifestation concrète (lire doc. 816, où les deux choses sont intimement liées et exprimées d'une manière particulièrement forte).

Il n'a écrit qu'en vertu d'une mission spéciale (cf. doc. 819, § 142); il n'aurait jamais eu la témérité de le faire s'il n'y avait été poussé par une puissance supérieure à la sienne (cf. docc. 843, § 5; 848, § 5); il y a été déterminé par des circonstances particulières (cf. doc. 827, § 6) consistant en faveurs extraordinaires de Marie (cf. doc. 843, § 9).

 

2. Illumination de l'intelligence.

A cotte impulsion donnée à la volonté s'est trouvée intimement liée la communication à l'intelligence de tout un ensemble d'idées que l'abbé Colin avait conscience de recevoir de plus haut et qu'il ne considérait pas comme le fruit de l'exercice naturel de ses facultés intellectuelles.

C'est ainsi que dès 1822 il laissait entendre à Pie VII qu'il tenait les constitutions d'une source mystérieuse (cf. doc. 69, § 4), précisant plus tard qu'il entendait dire qu'il ne les avait pas eues humano modo (cf. doc. 819, § 40, d). Aussi bien, dans sa substance la règle n'était pas de lui mais de Marie (cf. docc. 82, § 3; 831, § 3); il n'était pas maître de la matière, les idées n'étaient pas de lui (cf. doc. 819, § 40); dans les constitutions les points principaux, presque tout, était de Dieu (cf. doc. 839, § 14); lui-même n'avait été qu'un instrument, la plume (cf. doc. 819, § 164).

Plus précisément, le P. Colin a laissé entendre que lui avaient été indiqués le modèle général : « J'avais reçu l'ordre de ne voir que les apôtres » (cf. doc 819, § 41, a), et même « certaines phrases » (cf. doc. 843, § 7), telle la formule célèbre « Inconnu et caché dans le monde » (cf. doc. 819, § 122) ou des points précis, telle la règle donnée au supérieur général de suivre le parti de la majorité (cf. doc. 819, § 162). Dès 1823, le P. Colin considérait que les précisions explicatives apportées à certains articles n'étaient pas plus de lui que la règle elle-même (cf. doc. 82, § 3).

 

3. Modalités de l'inspiration.

Le P. Colin semble avoir travaillé avec le sentiment profond de son incapacité, cherchant à se dépouiller de toute idée personnelle et faisant pour ainsi dire violence à la Vierge pour qu'elle l'éclaire et l'inspire. Les traits rapportés par le P. Maîtrepierre sont à ce sujet très importants et significatifs (lire doc. 752, § 44).

En réponse à ces ferventes prières, il recevait une vue intuitive de l'idéal à exprimer, nullement une dictée verbale mais beaucoup de choses en peu de mots, un canevas à développer ( cf. doc. 839, § 47 ), avec l'impression de ne pas toujours comprendre ce qui était suggéré (cf. doc. 843, § 11) et surtout d'être souvent incapable de trouver les termes adaptés et plus encore la formulation juridique précise (cf. doc. 843, § 12). En ce sens, l'inspination reçue laissait place à tout un travail postérieur de prière et de réflexion (ibid.).

 

4. Caractère surnaturel de cette assistance.

Aidé par les interrogations précises de son secrétaire, le P. David, qui était un professeur de théologie, le P. Colin a donné une fois au moins des éléments de jugement sur la nature des grâces reçues dans ce travail des règles. Distinguant le secours ordinaire de la grâce donné à ceux qui ont une tâche providentielle à remplir et l'inspiration qui tient du miracle, il a déclaré que l'une et l'autre étaient intervenues dans l'affaire des règles et qu'il y avait eu « une assistance supérieure et miraculeuse pour le fond des idées et même pour certaines phrases » (cf. doc. 843, §§ 6-7).

 

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LA « PREUVE » DE CETTE INTERVENTION DIVINE

Invité à donner les motifs de sa certitude en l'avenir de la Société qui était, on l'a vu., à l'origine de tout, le P. Colin s'est toujours refusé à le faire (cf. docc. 819, § 144; 831, §§ 4-5; 839, § 1).

Il n'a toujours voulu donner comme preuve de l'intervention de Dieu que le résultat même de cette intervention, à savoir l'existence de la Société de Marie ( cf. docc. 839, § l; 846, § 12), laquelle, si rien d'extraordinaire n'était intervenu, n'aurait pu faire ce qu'elle a fait (cf. doc. 440, c), la disproportion étant flagrante entre le résultat et les instruments misérables choisis par Dieu (cf. doc. 819, § 112), notamment lui-même, Jean-Claude Colin, pauvre vicaire sans talents (cf. doc. 819, § 42, a), qui, étant de caractère peu aventureux, ne se serait jamais lancé sans une intervention extraordinaire de Dieu (cf. doc. 831, § 4).

En dehors de cette « preuve » générale, il n'y avait place que pour le témoignage de l'intéressé lui-même. Aucun signe extérieur public n'était intervenu qui pût entraîner d'une manière décisive l'adhésion des confrères. Mais lui-même avait cette certitude intérieure inébranlable dont parlent les grands mystiques. La déclaration de doc. 846, § 12, est à lire ici attentivement. Elle nous invite clairement à mettre sur le plan de véritables grâces mystiques intérieures la certitude et la confiance paisible quant à l'avenir de la Société dont le P. Colin a dit avoir joui durant les premières années de son vicariat.

 

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PHÉNOMÈNES PARTICULIERS: VISIONS, APPARITIONS

L'existence chez l'abbé Colin à Cerdon d'une expérience mystique profonde dépassant le secours ordinaire de la grâce et comprenant à la fois de claires motions de la volonté et des illuminations répétées de l'intelligence paraît évidente, à moins que l'on ne veuille rejeter en bloc le témoignage de l'intéressé.

Cette expérience essentiellement intérieure s'est-elle accompagnée par ailleurs de phénomènes particuliers tels que visions, apparitions? Voilà ce qu'il reste à examiner.

1. Notons d'abord que les secrétaires du P. Colin, particulièrement intéressés par ces phénomènes, ont cherché par tous les moyens à lui faire avouer qu'il en avait bénéficié. Le père fondateur répondait de manière évasive. Ainsi :

Comme je lui citois la vision de St Ignace allant à Rome, qu'il raconta à ses compagnons, il me dit: Oh! oui, des visions comme celle-là.

Le bon Dieu a bien fait comme cela envers moi. Voyez les personnes qui me disoient mes pensées intimes, qui m'annonçoient l'avenir, qui est bien arrivé. (Doc. 839, §§ 22-23).

En parlant des grâces extraordinaires, il a dit: Mais tous les fondateurs ont eu des grâces de ce genre, et cela se comprend.

Comme on lui disoit que s. Liguori avoit raconté des apparitions de la Ste Vierge, il dit: Oh! voir la Ste Vierge, cela peut se dire; mais les grâces intérieures, c'est autre chose. S. Liguori n'a pas dit cela. (Ibid., § 28, a).

On peut tirer de ces déclarations ambiguës que le P. Colin avait bénéficié de phénomènes charismatiques auxquels il accordait une importance bien moindre qu'aux grâces intérieures et dont il n'aurait pas refusé de parler à l'occasion.

2. Effectivement, le P. Colin a dit au P. Favre en 1853 (cf. doc. 717), puis au P. Choizin en 1870 (cf. Acta S.M., t. 6, p. 164), avoir vu la sainte Vierge lors de l'épisode du chemin de la Coria auquel il a été fait allusion plus haut.

3. Aucun document sérieux ne parle d'apparitions au presbytère. Le P. Colin a été muet à ce sujet et l'ouvrage du P. Jeantin aussi. Il commence à en être question d'une manière vague dans les dernières années du siècle à Cerdon. En 1913, un nouveau curé, rachetant le presbytère qui avait été confisqué par l'Etat, recueille ces bruits et localise dans la pièce médiane du rez-de-chaussée, où il pensait qu'avait habité le P. Colin, la chambre des apparitions. Cette localisation tardive, qui contredit celle plus ancienne du P. Detours, ne peut être maintenue. On se souviendra d'ailleurs que le presbytère dans lequel l'abbé Colin a écrit la première rédaction des règles a entièrement disparu. On ne cherchera donc pas à localiser dans le nouveau les grâces d'inspiration reçues lors de ce premier travail, encore moins une apparition qui aurait accompagné ce travail et que n'atteste aucun témoignage direct.

4. Sur d'autres faveurs spéciales et sensibles reçues par l'abbé Colin à Cerdon, cf. doc. 752, § 20, on ne sait rien de plus à leur sujet. La tradition sur une apparition de la sainte Vierge au P. Colin pour lui montrer le costume des soeurs maristes n'est qu'une légende tardive sans fondement.

 

CONCLUSION

« Pour nous, c'est un fait acquis que le P. Colin reçut de Dieu et de Marie des lumières et des motions suffisamment extraordinaires pour lui servir de guide dans la rédaction des constitutions et même d'orientation et de stimulant durant toute sa vie ».

Cette phrase d'un historien aussi rigoureux que le P. Leturia, s.j., auteur du rapport sur la cause du P. Colin, peut être à plus forte raison admise par les fils spirituels du père fondateur. Historiquement, la transformation du séminariste Jean~Claude Colin en fondateur ne s'explique que par cette intervention de la grâce utilisant. et préparant sa nature extrêmement riche à cette tâche nouvelle.

Au cours d'une longue période de consolation sensible, Dieu imprime dans le coeur du jeune vicaire une certitude plus qu'humaine en la réussite de la Société et le pousse à s'en occuper en l'amenant à la rédaction d'une règle. Dans cette rédaction même, l'abbé Colin a conscience d'être sans cesse dépendant d'illuminations qui ne le laissent pas maître de la matière sans que pour autant lui soit épargné le gros du travail, qu'il poursuit au milieu de réelles difficultés d'expression et de formulation juridique. Cet ensemble de grâces lui paraît dépasser le secours ordinaire de la Providence et on ne peut qu'adhérer au témoignage solennel qu'il en a donné. Que certains phénomènes charismatiques aient accompagné cette expérience mystique de base, c'est probable et même pratiquement sûr en ce qui concerne l'apparition bien déterminée du chemin de la Coria. Mais ces phénomènes destinés à l'encouragement personnel du sujet sont secondaires par rapport à la grâce transformante fondamentale. Il ne semble même pas qu'il faille nécessairement en supposer un à l'origine de tout ce processus surnaturel. Les « circonstances extraordinaires » dont parle le père fondateur (cf. doc. 827, § 6) ont pu consister en quelque manifestation sensible, mais on peut y voir aussi bien la répétition d'un certain nombre de touches intérieures dont l'insistance même devient déterminante. On se gardera donc de supposer un fait unique et mystérieux qui aurait été à l'origine de la mission du P. Colin.