COURS D'HISTOIRE DE LA SOCIÉTÉ DE MARIE

Auteur : Jean Coste S.M.

 

QUATORZIÈME CONFÉRENCE
VOCATION DE LA SOCIÉTÉ DE MARIE

 

Après avoir brièvement esquissé le portrait de l'homme qui, de 1836 à 1854, a gouverné la Société de Marie, il convient de s'arrêter sur les grandes idées directrices qui l'ont guidé dans son action et sur lesquelles il a édifié la Société. Cette étude est d'autant plus nécessaire que le P. Colin était, on l'a vu, un passionné, c'est-à-dire un homme dont toute la vie est dominée par quelques grandes idées, suivant lesquelles il s'efforce de modeler le monde et le temps dans lesquels il vit.
Cette étude des idées directrices du généralat du P. Colin sera répartie sur trois conférences. Pour les besoins de l'analyse, on distinguera ce que le P. Fondateur pensait de la vocation de la S.M. (quatorzième conférence), de sa mission dans le monde (quinzième conférence) et du mode d'apostalat qui lui convenait (seizième conférence). Signalons tout de suite qu'une vue d'ensemble sur la conception que le P. Fondateur se faisait de l'esprit de la Société est réservée pour la troisième partie du cours, la période postérieure à la démission du P. Colin apportant sur ce point des éléments importants. C'est seulement durant cette période, d'ailleurs, en 1868, que fut rédigé, on le sait, notre De Societatis spiritu.

La présente conférence sera consacrée uniquement à la vocation de la Société de Marie, c'est-à-dire au fait que la Société a été librement voulue par Marie et aux conséquences que le P. Fondateur tirait de ce fait fondamental.

 

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MARIE A VOULU UNE SOCIÉTÉ PORTANT SON NOM

L'expression de cette volonté de la Vierge constitue l'objet central de l'inspiration reçue au Puy, le 15 août 1812, par Jean-Claude Courveille. On est invité ici à relire ce texte (doc. 718, § 5) ainsi que ce qui a été dit sur l'importance reconnue par le P. Colin à ce fait du Puy (cf. supra, p. 16).

L'échec apparent du projet du séminaire et la découverte de l'incapacité où se trouvaít M. Courveílle de le réaliser auraient pu aisément faire mettre en doute par l'abbé Colin comme par ses compagnons l'authenticité de cette volonté d'en haut. En fait, les grâces reçues par le vicaire de Cerdon consistèrent avant tout en une longue période de confiance sensible qui enracina au coeur de Jean-Claude Colin la conviction que « la Société était dans les desseins de Dieu et qu'elle réussirait » (of. supra, p. 42). Ce sont ces assurances intérieures reçues à Cerdon qui, venant après les idées de société mariale déjà mises au coeur de Jean-Claude Colin enfant et la « manifestation extérieure » du projet opérée par M. Courveille, constituèrent pour le P. Fondateur les signes de la volonté divine, laquelle était pour lui sur ce point démontrée, certaine, incontestable » ( cfr. doc. 846, § 12 ).

Cette convinction du P. Colin, partagée par ses confrères, s'est exprimée, dès les premières consécrations publiques de la Société, par trois idées intimement liées:

un choix de Marie a réuni ceux et celles qui constituent la Société;

à ceux qu'elle a choisis, Marie a donné son nom;

par là, elle a fait d'eux sa famille d'une manière toute particuliere.

On peut relire à ce propos les premières lignes des docc. 236 et 240.

Dans le n. 1 des constitutions - ce texte n'a pratiquement pas varié de 1836 jusqu'à nous -, le P. Fondateur a réuni et condensé ces idées. On y retrouve le caractére providentiel du nom de la Société (jam ab initio nomen Societatis Mariae sortita est), l'idée que ceux qui la composent forment une famille dont Marie est la mère (memores familiae..., hujus Almae Matris). Le mot choix ne s'y trouve pas explicitement, mais en 1868, quand il dictera les quelques phrases devant servir de base au De Societatis spiritu, il mettra en premier lieu les trois idées intimement liées: « delectu gratioso, de familia B. Mariae Dei Genitricis, de cujus nomine appellantur... ». Ce fait initial d'un choix de Marie se constituant une famille en lui donnant son nom doit être pour tous les Maristes l'objet d'un souvenir reconnaissant (memores familiae..., in mente perpetuo teneant). Il résume la vocation de la Société de Marie.

Théologiquement parlant, il est bien clair que c'est dans los insondables desseins de salut de la Trinité sainte que l'existence de notre petite Société, comme de tout ce qui existe en ce monde, a été conçue et décrétée, pour autant que ces pauvres concepts humains tout analogiques peuvent exprimer la richesse d'une divine volonté d'amour transcendante au temps et pourtant agissant dans le temps. Mais à cette volonté salvifique de Dieu, la théologie nous enseigne que Marie, médiatrice universelle des grâces, est directement associée par son intercession particulière et toute puissante. Dans ce rôle, la volonté de Marie, bien que totalement identifiée à celle de Dieu, n'en demeure pas moins profondément personnelle. En ce sens, on peut dire, sans tomber dans de simples exagérations pieuses, que Marie a voulu la Société de Marie et qu'elle en a choisi les membres. On remarquera d'ailleurs le soin avec lequel, dans les premières consécrations maristes, on met discrètement le rôle de Marie dans l'ombre de celui de son Fils (cf. docc. 236 et 240).

En insistant ainsi, à la suite du P. Colin, sur le fait que leur société a été voulue d'en haut, les Maristes se remettent tout simplement dans la vérité de leur condition de chrétiens et de religieux, reconnaissant que c'est Dieu qui fait les premiers pas dans l'ordre du salut et rendant grâces pour la manière dont il a choisi de venir à eux. Le danger serait de vouloir transformer en privilèges ces attentions divines et de se comparer aux autres congrégations, objets d'attentions non moins signalées. Mais tant qu'on demeure dans la perspective d'une humble action de grâces, ce danger n'existe pratiquement pas, et, loin de nous fermer dans une piété de petite chapelle, cette reconnaissance nous ramène à un des devoirs fondamentaux de notre religion: remercier Dieu pour les marques concrètes de son amour pour nous.

Dans les exhortations orales de son généralat, le P. Fondateur est souvent revenu sur ces idées fondamentales, notamment sur l'importance du nom de la Société (cf. Doctrine spirituelle, pp. 512-514, 526, 557). Les données rassemblées au début de la deuxième conférence invitent à ne pas trop insister sur la matérialité du titre de Société de Marie, moins original que ne le pensait sans doute le P. Colin. Mais, sur cette spiritualité du nom et sa saveur biblique, cf. Acta S.M., t. 4, pp. 34-40. Sur l'idée de famille de Marie, cf. ibid., pp. 120-122. On trouvera aussi la pensée du P. Fondateur fortement résumée dans les deux premiers paragraphes d'un texte sur le culte de Marie rédigé en 1856 pour les constitutions des soeurs et adapté ensuite pour les pères (cf. Ant. textus, fasc. 4, p. 51).

 

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EN RETOUR, LA SOClÉTÉ SE CONSACRE À MARIE

La spiritualité de la consécration à Marie constituait sans doute, dans la tradition antérieure au P. Colin, la forme à la fois la plus profonde et la plus simple de la dévotion mariale. Plongeant ses racines jusque dans la patristique, elle avait acquis un caractère public et une forme stable avec les congrégations mariales fondées par la Compagnie de Jésus. Par la consécration, le congréganiste choisissait Marie pour sa maîtresse, sa patronne et son avocate. Ces titres, la tradition chrétienne les reconnaissait déjà depuis longtemps à la Reine des cieux, mais en les ratifiant librement, en en faisant l'objet d'une affirmation personnelle et spontanée, le dévot à la Vierge s'attirait la bienveillance de cette dernière et créait entre elle et lui des liens particuliers, une véritable alliance. De cette alliance, découlaient pour lui à la fois l'obligation de servir Marie et l'assurance de pouvoir compter sur sa protection. On trouve une excellente présentation de cette spiritualité de la consécration mariale dans le sermon prononcé au petit séminaire de Belley par l'abbé Colin en 1828 et reproduit en JEANTIN, t. 5, pp. 370-388. Ce texte permet de voir à la fois l'importance acquise par ces idées du temps du P. Fondateur et la manière dont ce dernier les avait assimilées avant même de les appliquer à la Société de Marie.

Un peu avant le P. Colin, un autre fondateur, le P. Chaminade, avait senti la force de cette spiritualité de consécration et l'avait développée non seulement dans les congrégations mariales de laïcs organisées par lui, mais aussi et surtout dans la Société de Marie fondée par lui en 1817, L'état religieux n'était pour lui qu'une manière plus parfaite de remplir - en s'y engageant par la pratique des conseils et non seulement des préceptes - toute l'étendue de sa consécration à la sainte Vierge. Aussi bien les religieux marianistes reçoivent-ils encore actuellement, au jour de leur profession, un anneau d'or qu'ils portent au doigt en signe de leur alliance avec Marie.

Le P. Colin n'a pas insisté aussi nettement ni aussi explicitement sur l'idée de consécration à Marie. Chez lui, le choix initial opéré par la Vierge est nettement plus important que le choix fait de Marie par les Maristes (cf. notre De Societatis spiritu, où le delectu gratioso précède le elegerunt). Il n'en reste pas moins que la réponse au choix gratuit par lequel Marie se constitue une famille en lui donnant son nom emprunte spontanément la forme de la consécration et consiste essentiellement à reconnaître en Marie la Reine et la Supérieure de la Société.

Pour une vue globale de ces thèmes de consécration, voir, outre les docc. 236 et 240 déjà cités, les autres consécrations reproduites en JEANTIN, t. 5, pp. 396-397 et 419, ainsi que le n. 49 de nos constitutions actuelles, qui les reprend tous. Disons un mot de chacun d'eux.

Le thème de Marie-Reine est directement lié, pour le P. Colin, à l'idée de combat et donc de travail apostolique. On reconnaît Marie pour Reine en s'enrôlant volontairement sous ses étendards, en la prenant pour chef et en gardant les yeux sur elle dans le combat. Le n. 1 des constitutions, inspiré de la Formula Instituti des Jésuites, qui est elle-même un écho de la méditation du règne dans les Exercices spirituels, constitue une excellente illustration de ce thème. Voir à ce sujet Acta S.M., t. 4, pp. 40-44 et 134, ainsi que Doctrine spirituelle, pp. 28, 336, 524, 526. On notera que le titre de hujus domus (ou Societatis) regina se rattache moins à ce thème de Marie-Reine qu'à celui de Marie-Supérieure, le P. Colin ayant longtemps hésité à donner à Marie le titre de Superior, qui lui paraissait peu conforme au génie du latin, et l'ayant remplacé par Regina.

La reconnaissance de Marie comme supérieure, assez rare dans la tradition spirituelle avant le P. Colin, constitue un des aspects les plus caractéristiques de la pensée de ce dernier. Le père commença par faire reconnaître publiquement Marie comme supérieure d'une maison, en l'espèce le petit séminaire de Belley, tant lorsqu'il fut confié à la Société en 1831 que lorsqu'il fut repris par elle en 1838 (cf. JEANTIN, t. 2, pp. 26 et 47 et t. 5, p. 78). En 1849, Marie fut proclamée supérieure de toute la Société (cf. JEANTIN, t. 5, pp. 70-71 et 419), et ce titre entra en 1856 dans les constitutions des soeurs avant de passer dans notre De Societatis spiritu. Dans la pensée du P. Colin, cette reconnaissance publique équivaut, de la part du supérieur, à une désappropriation. Renonçant à gouverner suivant ses vues propres, il s'efforcera de gouverner suivant l'esprit et les vues de Marie, ce qui, par contrecoup, rendra l'obéissance des sujets plus facile et plus surnaturelle. Alors que l'idée de Marie-Reine concerne plus directement l'activité apostolique de la Société, celle de Marie-Supérieure intéresse ainsi davantage sa vie interne.

On remarquera que, si chez le P. Fondateur le titre de Marie-Mère est souvent mêlé à ceux de Marie-Reine et Marie-Supérieure, jamais pourtant il n'est dit que Marie est choisie comme mère. C'est elle qui a fait des Maristes ses fils, et la réponse consiste à proclamer son domaine. Encore une fois, chez le P. Colin, la spiritualité de consécration est seconde par rapport à la reconnaissance de l'initiative première de Marie.

 

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DEVOIRS DES MARISTES ENVERS MARIE

Bien que le P. Colin n'ait jamais parlé explicitement d'une « alliance » entre Marie et les Maristes, cette donnée essentielle à la spiritualité de consécration (cf. JEANTIN, t. 5, p. 372) est sous-jacente à sa pensée, et notamment au n. 1 des constitutions, qui développe parallèlement les deux conséquences des liens spéciaux créés ainsi entre la Vierge et ses fils: devoirs envers elle et secours que l'on peut en attendre.

Voyons d'abord les devoirs. Ils se ramènent à trois notions très voisines les unes des autres: imiter Marie, avoir son esprit, vivre de sa vie.

Le devoir pour les Maristes d'imiter Marie découle tout naturellement du fait que la Vierge a fait d'eux ses fils et du fait qu'ils ont ratifié cette grâce en s'enrôlant à sa suite. On peut lire, par exemple, à ce sujet Ant. textus, fasc. 4, p. 53, où l'idée est exprimée d'une manière particulièrement nette. Sous son généralat, cependant, le P. Colin ne recourait pas encore à l'idée, chère à l'école française, de conformité à l'intérieur de Marie. L'imitation qu'il propose n'est pas liée non plus à une analyse minutieuse de la vie de Marie, comme chez les Annonciades, ni ramenée schématiquement à une liste fixe de vertus mariales. On sent que le P. Fondateur renvoie en bloc les Maristes à la figure humaine de Marie telle qu'elle se dégage de l'évangile, des Actes des apôtres et de la tradition, figure qu'une longue familiarité spirituelle lui rendait très proche (cf. Acta S.M., t. 4, pp. 124-126; t. 6, pp. 58-62). Le modèle, pour lui, est une personne vivante, et c'est pourquoi le devoir d'imiter Marie débouche sur l'obligation plus profonde encore de prendre son esprit.

C'est dans une perspective très mystique que, au XVIIe siècle, on a commencé à parler de l'esprit de Marie en relation à l'Esprit Saint, qui l'animait comme il animait son Fils. Par la suite, chez s. Grignion de Montfort, par exemple, l'idée devient plus humaine, plus psychologique. C'est à ce niveau-là que la prend le P. Colin. L'esprit de Marie, c'est cette disposition foncière à agir dans la modestie, l'humilité, la vie cachée, qui paraît avoir animé la Vierge durant son existence terrestre. Mais on prendra garde que, pour le P. Colin, l'essentiel reste Marie, non les vertus dont on se sert pour décrire son esprit. En ce sens, avant d'être un esprit d'humilité et de modestie, l'esprit de la Société est beaucoup plus foncièrement l'esprit de Marie, que l'on acquiert en reconnaissant la force des liens qui nous unissent à elle et en prolongeant cette relation d'amour par une méditation de sa vie humaine (cf. Acta S.M., t. 6, article De l'esprit de la Société, v.g. p. 673).

D'une manière plus expressive, plus centrale encore, le P. Colin a résumé le devoir des Maristes dans cette formule très forte: ex ejus vita quasi vivere. On ne peut que renvoyer ici au commentaire qui en a été donné dans les Acta S.M., t. 4, pp. 126-130. En 1868, quand il dictera pour le P. David quelques phrases en vue d'un article sur l'esprit de la Société, il aura ces phrases, dont les consulteurs romains par la suite atténueront la force : ut Maria cogitare, ut Maria judicare, ut Maria sentire et agere debent in omnibus. Tel est bien le meilleur résumé de la vocation du Mariste: il doit s'efforcer d'être Marie à son époque, ou, si l'on préfère, d'apporter à cette dernière, du moins mal qu'il peut, un peu de la présence de Marie.

 

4

SOUTIEN ACCORDÉ PAR MARIE AUX MARIS'I'ES

La seconde conséquence de l'alliance créée entre Marie et les Maristes réside dans les secours que ces derniers peuvent et doivent attendre de la Vierge. La deuxième partie du n. 1 des constitutions les résume bien. On peut voir dans le même sens Doctrine spirituelle, pp. 4, 526. Pratiquemcnt, le Mariste aura une confiance iliimitée en Marie, tant pour sa propre vie spirituelle que pour les tâches qui lui sont confiées. Cette idée est une de celles sur lesquelles le P. Fondateur est le plus souvent revenu, bien qu'il l'ait fait, comme toujours, occasionnellement. Parmi les textes écrits qui touchent explicitement ce point, on peut citer Ant. textus, fasc. 4, p. 52. Signalons que le P. Fondateur était persuadé que la Vierge ne laisserait périr éternellement aucun de ceux qui mourraient au sein de la Société (cf. Doctrine spirituelle, p. 514).

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Plusieurs des points touchés ci-dessus mériteraient une étude particulière approfondie qui déborde évidemment le cadre de ce cours. Ce que l'on a voulu, c'est mettre en relief les principaux éléments de la pensée finalement très simple du P. Colin touchant la vocation de la Société de Marie. Ce fonds d'idées ne tire pas sa valeur de son originalité intellectuelle, mais de l'intensité avec laquelle il a été vécu par le P. Fondateur et la première génération mariste. Il suffit de lire les Mémoires du P. Mayet pour se rendre compte de la place que ces notions, intimement assimilées, tenaient dans la vie de la Société dans la première moitié du XIXe siècle. On peut dire sans hésiter que c'est à ces profondes convictions sur la place de Marie dans la Société que cette dernière a dû en grande partie la ferveur qui l'a caractérisée sous le généralat du P. Colin, tout comme son élan apostolique s'explique par la conscience de cette mission spéciale reçue de Marie dont il sera question dans la prochaine conférence.