COURS D'HISTOIRE DE LA SOCIÉTÉ DE MARIE
Auteur :
Jean Coste S.M.
TREIZIÈME
CONFÉRENCE
LE P.
COLIN GENERAL: ESQUISSE D'UN PORTRAIT
Le 24 septembre 1836, les destinées de la Société de Marie étaient remises entre les mains d'un homme âgé de quarante-six ans, alors dans toute la force de 1'âge et dans la pleine maturité de ses qualités intellectuelles et spirituelles: Jean-Claude Colin. La première partie du cours nous a déjà permis de faire amplement connaissance avec lui. Il est bon cependant, au seuil de cette nouvelle étape, de considérer un instant pour elle-même une personnalité qui durant dix-huit ans va marquer si profondément la Société de son empreinte. Précisons qu'on en restera ici à un niveau psychologique, remettant à la troisième partie du cours une étude de la vie spirituelle du P. Fondateur et de la manière dont la grâce a conduit vers la sainteté cette nature exceptionnelle.
1
PORTRAIT PHYSIQUE
Sources. Deux signalements de passeports du 23 octobre 1851 et du 16 avril 1858; six photographies, dont quatre de 1866 et deux sans date; un portrait à l'huile du P. Philipon; les nombreuses notations du P. Mayet et d'autres des PP. Moulin, Jeantin, etc.
Description d'ensemble. Le P. Colin mesurait 1 m 64 ( = 5' 4" ), avait, sans être gros, une corpulence assez forte, un visage ovale, un front large et bien dégagé. Les contemporains lui attribuent des cheveux blancs à partir de la cinquantaine, voire même de la quarantaine, mais la littérature est là pour quelque chose, et les passeports parlent plus justement de cheveux gris même après la soixantaine.
A cette époque, les sourcils sont encore châtains, ce qui indique sans doute la couleur originelle de la chevelure. Le teint est dit clair en 1851 et coloré en 1858. Le nez est aquilin et le menton énergique.
Les yeux sont dits gris en 1851 et gris-bleu en 1858. On optera sans hésiter pour cette dernière nuance, confirmée par mère Marie-Thérèse Dubouché, qui a écrit sur le visage du P. Colin deux lignes excellentes pleinement confirmées par le témoignage des photographies: « Son regard bleu et doux et son sourire franc et naïf font oublier ses cheveux blancs. On dirait un enfant ayant l'énergie, l'intelligence d'un sage » ( 1851 ).
Sur la première impression produite par le père sur ceux qui le voyaient, cf. doc. 537, § 23. Les contemporains ont insisté à l'envi sur son aspect vénérable et patriarcal ainsi que sur la bonté qui se dégageait de sa physionomie (cf. JEANTIN, t. 5, pp. 1-2).
Un corps négligé. Le P. Colin a déclaré plusieurs fois que le fait de devoir manger et dormir constituait sa principale mortification. Il semble avoir été incapable de goûter la saveur des aliments et s'est souvent privé de sommeil jusqu'à passer la majeure partie de la nuit, voire toute la nuit, au travail. Les soins du corps ne le préoccupaient guère. Il portait le plus souvent les soutanes des autres, souvent rapiécées, voire négligées, et se faisait rarement la barbe. Plusieurs monitions sur sa tenue durent lui être adressées. Il ne s'est d'ailleurs nullement présenté comme un modèle sur ce point et recommandait la propreté.
Peu soucieux de son logement, il s'est ruiné la santé dans des pièces malsaines et ne paraît pas avoir eu un grand sens de l'hygiène. Notons pourtant le souci de se procurer un peu d'exercice physique par de fréquentes promenades après le repas.
Infirmités et maladies. Très tôt Jean-Claude Colin fut considéré comme un enfant maladif. On désespérait de le conserver. A quatorze ans, il se ruina la santé par des mortifications imprudentes (cf. doc. 474), fut malade presque chaque année durant ses études ( cf. docc. 529, § 1 ; 739, § 1 ), notamment durant son grand séminaire (cf. docc. 529, § 1; 547, § 30; 620, § 2; 702). Deux fois durant sa jeunesse il fut extrémisé (cf. doc. 651, § 3).
Plus tard, il porta de rudes coups à sa santé durant l'année 1831 à Belley, fut malade près d'un an après son retour de Rome en 1842 et fréquemment arrêté par des malaises dont on ne possède pas de diagnostic précis.
Ayant la vue précocement abîmée, il la soigna par le tabac à priser, dont il contracta l'habitude invincible (cf. doc. 702). On ne sait à partir de quand il porta des lunettes. A partir de 1868, il sera pratiquement aveugle et ne pourra plus lire ni écrire.
Par ailleurs, s'étant détraqué l'appareil digestif, le P. Colin souffrit, dès avant son généralat (cf. doc. 295, § 2) et jusqu'après sa démission, de diarrhée et coliques persistantes qui parfois ne lui permettaient pas la célébration de la messe. Il souffrait aussi de vertiges et maux de tête et de rhumatismes contractés lors de ses missions.
D'une manière plus générale, P. Colin était sujet à des sensations de profonde fatigue d'origine nerveuse qui disparaissaient quand un objectif précis tendait à nouveau ses énergies. Physiologiquement, il eut toute sa vie une nervosité marquée, ce qui ne suffit pas cependant à le faire classer dans le type caractérologique des nerveux.
2
CARACTÈRE DE BASE
Sources. Un examen physiognomonique d'Eugène Ledos sur une des photos originales; plusieurs examens graphologiques; données biographiques recueillies par le P. Mayet et quelques autres; données de sa correspondance.
Pour essayer de saisir d'une manière pas trop subjective le caractère du P. Colin, appliquons-lui sommairement la méthode d'enquête caractérologique mise au point par l'école de Groningue et vulgarisée en France par les ouvrages de Le Senne. On sait qu'elle considère trois propriétés constitutives du caractère: l'émotivité, l'activité et le retentissement de la représentation.
1. Emotivité.
Il est aisé de retrouver dès le premier abord chez le P. Colin les signes d'une émotivité extrêmement marquée;
- la mobilité: gesticulation (cf. doc. 547, § 9), tendance à parler en allant et venant dans la pièce;
- l'impulsivité explosive allant de gifles données à des pénitents en confession jusqu'aux lettres terribles écrites à mère Saint-Joseph dans un premier mouvement. Le comportement du père à l'égard de Mgr Devie fourmille de réactions impulsives (cf. doc. 547, notamment §§ 12 et 15). On comprend que l'évêque de Belley, sur son lit de mort, l'ait exhorté à toujours conserver une parfaite égalité d'humeur;
- la facilité à s'émouvoir. Il n'est que de rappeler la fréquence bien connue des larmes du P. Colin, qui ne sont pas qu'un ornement littéraire de ses biographies; souvent les pleurs en terminant la lecture d'une consécration, une exhortation, etc. La célébration de la messe affectait sa sensibilité au point qu'il s'en abstenait durant des semaines entières de peur que son travail en souffrît. Le renvoi d'un élève, la mort d'un confrère l'accablaient...;
- la violence verbale: « Quand je suis en colère, les mots coulent de source ». Qu'on relise la « sortie » sur les paroisses dans la Société (JEANTIN, t, 2, pp. 204-208) en se souvenant qu'elle est beaucoup plus forte encore dans l'original;
- la susceptibilité: on en a mille exemples, sous le généralat, dans les rapports avec Mgr Devie (cf. doc. 547, §§ 15-24) ou la correspondance avec mère Saint-Joseph. Cette disposition croîtra avec l'âge et explique en partie le caractère douloureux pris par la question des règles du P. Favre et la controverse sur les origines;
- notons encore la sensibilité à la souffrance d'autrui (cf. doc. 528), le besoin de s'épancher (cf. doc. 547, §§ 35-38), la facilité à manifester ses réactions (on pouvait lire sur le visage du P. Colin le commentaire de la lecture au réfectoire), etc., etc.
2. Activité.
L'activité n'est pas moins marquée chez de P. Colin que l'émotivité. Deux de ses caractéristiques fondamentales, à savoir le besoin congénital d'agir, fût-ce temporairement dans des domaines d'importance secondaire, et la stimulation trouvée dans l'obstacle, ont été très nettement relevées par le P. Maîtrepierre (cf. appendice II) et le P. Mayet (cf. appendice I, notamment § 21 ). Ces textes dispensent d'insister beaucoup sur ce point. Relevons cependant
- la persévérance dans la poursuite d'une fin, avec une adaptation constante des moyens: toute l'histoire des origines et notamment les démarches à Rome en sont une vivante illustration;
- la souveraine indépendance au jugement d'autrui (cf. appendice I, §§ 6, 18, 20);
- la gaieté et la vivacité: le P. Colin mettait vie et joie là où il arrivait, etc.
3. Secondarité.
Le P. Colin était sans nul doute un tempérament nettement « secondaire », c'est-à-dire quelqu'un chez qui les impressions font sentir longtemps leur influence, chez qui le présent est vécu en fonction de l'avenir et sous la dépendance du passé. Relevons quelques traits de cette disposition foncière:
- avant tout le fait d'agir en vue d'un avenir lointain, en disposant à l' avance ses batteries (cf. doc. 547, § 23), en prévoyant les conséquences éloignées d'un acte (cf. docc. 581, § l; 713);
- le retour sur les griefs passés, si marqué dans la correspondance avec mère Saint-Joseph;
- la constance dans les affections, v.g. pour une mère Sainte-Elisabeth, un P. Poupinel, un Théodore Millot;
- l'attachement aux souvenirs anciens, cf. la nostalgie des premières missions, les anecdotes souvent reprises sur le premier voyage à Rome, le désir de retrouver à Cerdon l'endroit exact où il avait écrit les constitutions, la souffrance devant des innovations de détail opérées après sa démission tant chez les pères que chez les soeurs;
- la prudence et l'économie en matière financière: le P. Colin n'a jamais pu supporter les dettes et a critiqué la politique d'emprunts du P. Favre;
- enfin une tendance générale à revenir sur les faits passés, à revivre des scènes marquantes, à en savourer l'humour (cf. docc. 427, § 2; 458; 752, § 37).
4. Synthèse des traits.
L'émotif actif secondaire (EAS) est pour Le Senne le passionné. C'est dans ce groupe caractérologique, le plus riche de tous, que se rencontrent les personnalités qui ont le plus influé sur l'histoire et notamment les grands fondateurs religieux. La richesse émotive utilisée par l'activité étalée dans le temps par la secondarité permet les réalisations neuves et fécondes. Le passionné est l'homme qui s'identifie avec son oeuvre, se concentre tout entier dans la fin qu'il se propose. Telle fut bien l'existence du P. Colin, qui ne vécut que pour la Société. On retrouve en lui tous les traits des grands passionnés : l'ambition réalisatrice, non pour soi mais pour la cause que l'on sert (« Notre but n'est pas moins que de rendre l'univers mariste »), l'autorité naturelle qui subjugue (cf. appendice I, §§ 1-3), la tension permanente (ibid., §§ 10; 16), l'impatience (ibid., § 19), la tendance à utiliser les autres pour ses fins (ibid., § 5), la puissance de travail, l'indiférence aux jouissances sensibles (cf. portrait physique) et à l'art, l'absence de vanité et d'ostentation, etc.
La conformité du portrait synthétique vient ainsi confirmer la validité de l'analyse et révéler dans le P. Colin un type très caractéristique d'EAS.
5. Dualité et contradictions.
Une fois dégagé ce type caractérologique de base du P. Colin, on ne peut cependant nier qu'une partie considérable du comportement de ce dernier y paraît profondément étrangère. Le P. Colin timide, fuyant les relations sociales, hésitant et temporisant à l'infini, ami de l'obscurité, n'aspirant qu'à démissionner, l'homme de l' « inconnu avant, inconnu après », le héros de l'humilité n'aurait-il jamais existé? Si, sans aucun doute. Le même P. Mayet qui a si bien esquissé le portrait du P. Colin passionné est aussi celui qui a relevé les mille manifestations de ces autres tendances, qui coexistaient donc bien avec les premiéres.
L'erreur fut simplement, semble-t-il, de chercher dans le passé à reconstruire le caractère du P. Colin sur des traits qui, pour être très frappants, n'en étaient pas moins marginaux. Les éléments constitutifs de base sont bien ceux du passionné et non du nerveux comme le voulait le P. Jeantin. Les conclusions de la physiognomonie, de la graphologie et du test caractérologique convergent sur ce point et ont le mérite de l'établir solidement. C'est à partir de là qu'on peut essayer de comprendre et situer les autres aspects du caractère du P. Colin.
En fait, il suffit pour cela de se souvenir que les éléments constitutifs d'un caractère, loin de s'intégrer toujours dans une synthèse harmonieuse, sont souvent en tension les uns avec les autres.
Tension émotivité-activité. C'est ainsi que chez le P. Colin l'émotivité, qui normalement alimentait l'activité, se trouva aussi fréquemment en conflit avec elle en raison même de son intensité excessive. Marqué dans son enfance par des chocs douloureux (perte de ses parents á l'âge de quatre ans, éducation par une domestique-dragon), Jean-Claude s'était vite replié sur lui-même et avait vu se développer en lui une timidité, une inhibition dans les rapports sociaux qui le marqueront toute sa vie. Sa constitution maladive aidant, l'adolescent resta timide, effacé, désirant la solitude, redoutant d'avoir à se mettre en avant. Mais une fois atteint l'âge adulte, le vicaire de Cerdon sentit les responsabilités qui pesaient sur lui et, stimulé par les exigences de l'oeuvre à laquelle il avait adhéré, vit s'épanouir son véritable caractère, déjà si clairement marqué dans les démarches de 1822. Jusqu'en 1854, l'activité utilisa et intégra d'une manière habituelle l'émotivité. Pourtant l'inhibition dans les rapports sociaux, la peur de l'action, la nostalgie d'une vie retirée persistèrent (cf. doc. 433), servant de contrepoids à l'activité sans la compromettre. La démission de 1854 marquera de ce point de vue une rupture d'équilibre qu'on aura l'occasion d'étudier en son temps. En tout cas, la profondeur de la crise que subira alors le P. Colin confirmera la tension existant en lui entre émotivité et activité (cf. notamment la difficulté qu'il éprouvera, à cette époque, à se trouver une résidence fixe).
Tension activité-secondarité. Utilisant dans le présent l'expérience du passé pour prévoir l'avenir, le secondaire donne à son action continuité et solidité. Pourtant, la secondarité très poussée en vient à paralyser l'activité. A force de prévoir, de dépasser mentalement la situation présente, le sujet devient hésitant, n'ose plus décider. C'est ainsi que des confrères reprochaient au P. Colin sa lenteur dans les décisions (cf. appendice I, § 6). En fait, cette lenteur durant le généralat fut plutôt principe de force, la secondarité contrebalançant l'émotivité au profit d'une activité plus efficace (ibid., § 17). La démission du P. Colin, cependant, rompra là aussi l'équilibre: n'étant plus stimulé par un objectif précis, le P. Fondateur ne réussira qu'avec une peine immense à mettre la dernière main aux constitutions.
Ces antinomies caractérologiques expliquent un peu la complexité de la personnalité du P. Colin. L'harmonieuse synthèse des caractéristiques de base ne sera pleinement réalisée que durant la grande période de l'âge mûr, de trente à soixante ans, et encore non sans luttes et tensions. La crise de la démission remettra en question cet équilibre personnel chèrement acquis. Mais d'un point de vue spirituel, les vingt-cinq dernières années ne seront pas les moins riches, et c'est pourquoi l'étude de l'âme du P. Colin demande à être renvoyée à la fin de sa vie pour bénéficier de l'éclairage de cette nouvelle période.
3
LA PERSONNE AU SERVICE DE L' OEUVRE
Type du passionné qui s'identifie à son ouvre, le P. Colin a mis au service de cette dernière toutes les richesses de sa personnalité. On se borne à les évoquer d'un mot, d'après les mêmes sources que dans la section précédente.
1. Intelligence.
Malgré sa santé déficiente et ses maladies, Jean-Claude Colin n'eut pas de peine à suivre le cours de ses études, et ses notes l'ont toujours placé dans la meilleure partie de la classe (cf. docc. 8; 9; 22; 25; 529; 539). Il ne fut jamais, cependant, le sujet brillant qui se fait remarquer. Il travaillait par devoir ( cf. doc. 545 ) et ne pouvait guère supporter une attention soutenue. Bref, dès cette époque il s'annonçait comme un homme intelligent, non comme un cérébral, un intellectuel.
Un article publié dans un journal durant son vicariat (cf. doc. 572) aurait pu être le début d'une carrière d'écrivain. Les sermons conservés, les Avis aux maîtres de Belley et la correspondance manifestent une vigueur de pensée, une clarté, des trouvailles d'expression, bref un style personnel qui, avec un peu de travail, aurait pu donner des ouvrages de valeur. Le P. Colin ne s'en est jamais soucié (« Moi, je ne fais pas de livres »). En dehors des lettres et des sermons, il n'a écrit que dans la stricte mesure où sa charge le requérait: rapports au Saint-Siège ou autres administrations, textes de constitutions, petit écrit sur l'éducation en 1850, aujourd'hui perdu mais très remarqué des confrères qui en eurent connaissance.
C'est dans la conduite des affaires que l'inteiligence du P. Colin se manifeste. Aujourd'hui encore on en reste, comme les contemporains, subjugué. Excellent don d'observation, mémoire fidèle bien que très sélective, rapidité et variété inouïes dans l'association des idées, imagination riche, tout cela apparaît à un degré rare dans les exhortations ou interventions de tout genre du supérieur général notées par le P. Mayet. Mais ce qui frappe surtout, c'est l'ampleur des vues (cf. appendice I, § 1), l'objectivité du jugement, la manière dont une question est dominée, saisie dans tous ses aspects, appréciée en fonction de principes très fermes mais avec une souplesse d'applicatiom étonnante, un art de tout ramener à une conduite pratique claire et réfléchie. Les lettres aux inférieurs, où une série de paragraphes nets et sans appel décomposent et décrivent l'attitude à tenir, sont parmi les meilleurs témoins de cette puissance d'intelligence qui n'avait pas d'équivalent dans la Société à l'époque.
Aimant lire et assimilant rapidement ses lectures, ouvert aux idées et aux discussions, le P. Colin avait une solide culture spirituelle et théologique, voire même historique et canonique. Par contre, sa culture esthétique et littéraire semble avoir été extrêmement réduite. En ce domaine plus qu'en tout autre encore, on sent combien l'intelligence du P. Colin fut entièrement polarisée par la finalité qu'il avait donnée à sa vie.
2. Volonté.
Témoignages de contemporains, portraits physiognomonique et graphologique sont unanimes à reconnaître au P. Colin une volonté tenace. Il sait vouloir et trouver le moyen d'imposer sa volonté aux autres sans aucune tyrannie.
Les Avis aux maîtres de Belley (cf. supra, p. 80), la lettre écrite à mère Saint-Joseph pour l'amener à quitter Bon-Repos après sa démission, sont des modèles de communication ferme et délicate d'une valonté sur laquelle il n'y a pas possibilité de se méprendre.
La secondarité accusée du P. Colin donne même à la réalisation de sa volonté ce calcul, cette habileté qui contrastent avec la manière très directe dont il sait user par ailleurs avec ses inférieurs. Dans la conception de l'Ignoti et occulti « vrai moyen de faire le bien », on retrouvera un peu de cette habileté supérieure, de cette ténacité qui sait « prendre en-dessous », et il faudra alors bien dissocier cette part du tempérament d'avec l'intuition spirituelle très riche que contient cette formule-clef.
L'étude du gouvernement du P. Colin amènera par ailleurs à revenir d'une manière plus précise sur sa volonté et les moyens pris pour en assurer l'exécution. Aussi bien n'y insistera-t-on pas davantage ici.
3. Affectivité.
Emotif et constant dans ses affections, le P. Colin fut ce que l'on appelle un homme de coeur, mais son affectivité, comme son intelligence et sa volonté, fut tout entière polarisée par l'unique but de sa vie, la Société.
Détaché très tôt des affections familiales, qui restaient liées pour lui à de déplaisantes questions d'intérêt (cf. doc. 508), il s'abstenait d'aller visiter ses frères et soeurs et leurs familles (cf. doc. 752, § 32). Il faut citer une de ses boutades très caractéristique de la direction prise par son affectivité: « Pour moi, j'avoue que je suis vingt fois plus touché de ce qui arrive à quelqu'un de la Société que si c'était à mes parents... Mes parents, je n'y pense pas; je ne sais pas même si j'en ai, des parents » ( cf. OM 2, p. 704, note 4). Profondément attaché à son frère Pierre, il se montra souvent dur à son égard pour ne pas risquer d'être taxé de complaisance pour lui. Il fut également peu démonstratif avec son neveu et ses nièces maristes durant son généralat, mais après sa démission ses affections retrouvèrent leur spontanéité et leur tendresse.
Avec les confrères, les
enfants, cette tendresse, cette bonté ne se démentirent jamais,
tempérant l'autorité et la fermeté. Le P. Jeantin l'a bien
montré en des pages qui rassemblent les meilleures pages des Mémoires
Mayet à ce sujet (cf. JEANTIN, t. 5, pp. 51-57).
***
L'étude de la manière de gouverner du P. Colin, de ses principes d'apostolat ou d'éducation compléteront un portrait dont on n'a fait ici qu'esquisser les grandes lignes. D'ores et déjà, il est clair que le P. Colin est l'homme d'une oeuvre, un de ceux qui incarnent dans leur vie quelques grandes idées directrices. C'est à dégager ces idées de base, sur lesquelles sera édifiée la Société durant le généralat du P. Colin, que seront consacrées les prochaines conférences.
APPENDICES
I
Extrait de Mayet 6, 421-430
[1] Quand on traitait des affaires, lorsque chacun avait dit son sentiment, le P. parlait. Il creusait, creusait; on était étonné de la profondeur de ses vues, on était écrasé. [2] Quand on avait fait quelque grande chose en son absence, il était rare qu'il la trouvât bien faite. De là on peut dire que, quand il était à Lyon, il n'y avait que lui. Toute autre influence était annulée. On pcut même dire que le père ne savait pas faire faire; il faisait lui-même, et il faisait toujours bien. [3] Un homme éminent de la Societé lui appliquait ces paroles qui ont été dites d'un autre: Il ne fait pas bon croître à côté d'un génie. Il ajoutait: Mais aussi quand il est là, quelque nombrcuses, quelque embrouillées que soient les affaires qui surviennent, on dort bien tranquille. [4] Ainsi en 1846, il survint des embarras de tout genre: les difficultés avec Mgr Pompallier, les exigences de Mgneur Polding, archevêque de Sidney, les embarras de l'Océanie centrale, toutes les nouvelles qu'apportait le P. Dubreuil... Mais le père était là. Nous nous reposions sur lui comme sur notre seconde providence. Il partit pour Rome la 4e fois le 1. dim(anche) de l'avent avec le P. Dubreuil, et nous disions: « Ah! mon Dieu, si le P. venait à nous manquer en ces circonstances, comment la Société s'en tirerait-elle? Que Dieu le conserve! Il va à Rome; tout ce qu'il fera sera bien fait. Et on n'avait pas la moindre inquiétude sur ses démarches et sur leur réussite.
[5] II nous dit une fois en conseil (en 1846, à la fin d'octobre ou de 9bre): J'aime beaucoup les faiseurs autour de moi, pour les faire manoeuvrer; mais je ne les aime pas pour supérieurs, pour être à la tête. Il me faut des têtes pour la place de supérieur. Ces hommes. d'action ne veulent qu'agir; c'est un besoin pour eux. Je redoute beaucoup plus ces hommes que ceux qui vont lentement. Ceux qui sont lens, s'ils n'agissent pas, eh! bien, on est toujours à temps. [6] On dit que moi je lambine; cela ne me fait rien. Je vais mon train; je ne me presse pas et j'arrive toujours à temps. Mais ces faiseurs, ces hommes d'action, quand ils ne sont pas sous ma main, je les redoute. Un de ces hommes en deux mois peut tout brouiller et me mettre dans un grand embarras.
[7] Il disait au conseil en 1846: Quand une affaire est bien enrayée, on peut la poursuivre; si elle est mal enrayée, il faut reculer.
Aussi il grondait fort les supérieurs qui l'entouraient quand une affaire avait été mal commencée par eux.
[8] Un jour qu'en conseil (9bre 1846) il s'agitait beaucoup et parlait avec feu d'une chose importante, il nous dit comme pour s'encourager lui-même: « On dit à Rome que quand il y avait quelque chose de nouveau au Gesù pendant les dernières années de s. Ignace, pendant sa vieillesse, on le connaissait bien: il courait par la communauté, on le trouvait partout... »
[9] Quant au P. Colin lui-même, lorsqu'il arrivait une grande affaire, une de ces affaires majeures et importantes pour le Corps (= la Société], il oubliait et laissait toutes les petites affaires occurrentes, il renvoyait tout ce qui pouvait se renvoyer, ainsi que ceux qui voulaient lui parler de choses courantes ou ordinaires ou moins importantes. [10] C'est dans ces occasions qu'il aurait pu dire, pour se déprendre de ceux qui venaient le consulter, de ces paroles dérobées pour ainsi dire à son attention, sur lesquelles il ne voulait pas qu'on fît fand. [11] Alors, il allait et vcnait dans la maison, courait voir ici et là, mais it regardait sans voir; on voyait qu'il ruminait son affaire; même en causant, en riant, en écoutant d'autres conversations ou la lecture du réfectoire, il suivait toujours son affaire, ainsi qu'il nous l'a dit lui-même. Il priait sans cesse; souvent on lui voyait remuer les lèvres pendant le dîner. [12] Comme tant de réflexions usaient sa tête, afin de rendre à son cerveau l'élasticité nécessaire à la pensée, en ces occasions il donnait Deo gratias au réfectoire afin de se débander l'esprit et nous gardait là une heure ou deux, mais sans perdre de vue le point qui l'occupait. [13] Ou bien, au contraire, rompant toute autre affaire, il réunissait son conseil le jour, la nuit, pendant les dîners, les récréations; on dînait quelquefois à 1 heure et demie; d'autres fois, on se retirait seulement à onze heures du soir. Il ne voulait pas que les conseillers allassent au parloir, au confessional dans ce moment, [14] Si quelqu'un dormait pendant le conseil, même son vieux frère, qui était accablé par l'âge et quelquefois par des malaises, il lui disait: Réveillez, réveillez-vous; si on prenait intérêt à la Société, on ne dormirait pas. [15] On le demandait au parloir (quelqu'un de considérable) ou pour une affaire qu'on ne pouvait dire qu'à lui seul. Il répondait: J'y vais, et n'y pensait plus. On revenait 2, 3 fois; il disait toujours: Oui, oui, refermait la porte et continuait. Une fois même le curé de St Paul frappa à la porte où se tenait le conseil; il lui dit bien poliment: Un petit moment, je vous prie, M. le curé; et il continua. On avait beau sonner les confesseurs; il se serait fâché si quelqu'un d'eux eût quitté le conseil, [16] Toutes ces préoccupations duraient quelquefois plusieurs jours, plusieurs semaines. [17] Enfin, après avoir bien prié, bien réfléchi, parlé des heures entières, des demi-journées ou une partie de la nuit, quand il se sentait bien calme, qu'il n'y avait plus en lui aucun mouvement vif, plus de ces épanchemens de nature auxquels tout homme qui sent est sujet, il prenait son parti devant Dieu, et c'était fini; il n'y pensait plus.
[18] Alors il se livrait au détail de la maison, dcs affaires occurrentes, jusqu'à ce qu'il survînt une autre gravc occasion. Quand on agit ainsi, on froisse bien des petites volontés autour de soi, mais on fait de grandes et nobles choses. Les génies jettcnt en bronze, disait quelqu'un; les esprits moindres travaillent en marqueterie.
[19] Cela vraiment s'applique au P. Colin. Aussi, il disait qu'il n'était pas assez libre pour faire la direction, et renvoyait ordinairement pour ce sujet au P. Maîtrepierre. Quand quelqu'un venait le consulter avec de petits scrupules, de petits calculs d'esprit faible, de ces petites peines d'amour-propre dont un millier ne l'aurait pas gêné lui-même dans sa route, il aurait voulu terminer tout cela d'un coup de sabre et qu'il n'en fût plus question. Il se tenait à quatre pour ne pas s'impatienter. D'autres fois, il nous disait: Je pense que si le bon Dieu était comme nous, il rirait bien de tous ces petits calculs que certains esprits lui font.
[20] Lui allait en grand; il ne marchait pas à pas comptés, mais à pas de géant, ce qui, il est vrai, faisait bien jaillir quelque éclaboussure sur le voisin, mais pendant que les détaillans et lcs pointilleux étaient encore au commencement de la route à chercher la place de leur pied, lui avait déjà franchi un espace immense.
[21) On peut mêmc dire que les petits détails, qui cependant souvent sont si importans sous certain point de vue, n'allaient pas à son genre. Rien ne lui donnait autant d'énergie et de force que les contrariétés. S'il survenait quelque difficulté, il reprenait vie; lui-même l'avouait. Son génie était à l'aise dans des embarras non communs, et la mesure qu'il prenait était si forte, si prudente, si divine, si conforme à l'esprit mariste, qu'on ne voyait comment on eût pu faire mieux.
II
NOTE DU P. MAÎT'REPIERRE SUR L'ACTIVITÉ DU P. COI.IN
(Extrait de MAYET 3, 205-206)
[1] Quand il n'a point de grandes affaires sur les bras, il a tant d'activité et un si grand besoin d'action qu'il s'occupera un temps considérable à de petits riens, au placement et à l'arrangement d'un placard, d'une réparation fort mince et minime... Mais qu'il lui survienne une affaire majeure, il oublie tout le reste.
[2] Bien plus, son âme semble grandir avec les difficultés. Cet hiver (1843), il a eu de grandes choses à traiter, très-difficiles, très-majeures, des rapports extrêmement pénibles et contentieux... Sa santé en est accablée, mais son âme se trouve bien au milieu de tous ces embarras. Il les domine tous. On dirait que sa grandeur d'âme a besoin de ces grands objets pour s'exercer.
[3] Je le lui ai dit une fois en riant, ajouta le P. Maîtrepierre, et il ne dit pas le contraire.
III
EXTRAIT D'UN EXAMEN PSYCHO-GRAPHOLOGIQUE (1961)
Il est plus préoccupé d'efficience, d'action pourrait-on dire si ce n'était risquer de réduire l'aspect d'une vie intérieure intense, que d'habileté ou d'amabilité: il ne cherche pas à plaire, mais à convaincre et à réaliser, Il apparaît comme un passionné qui s'est donné une tâche et entend la mener à bien: il va droit au but; it est certes respectueux des moyens mais l'est moins des formes. Il est en cela servi par une énergie et une volonté qui ne se laissent pas arrêter par les obstacles. On peut même penser qu'il est de ceux que la difficulté stimule. Volonté ferme, entière, jugée peu souple par ceux qui ne connaissent pas le rôle social qu'il s'est attribué et son souci d'efficacité. Si l'ensemble de la personnalité n'était sous-tendu par l'idéal élevé et exigeant auquel tout est subordonné, on pourrait parler de l'ambition de ce passionné. En fait, celle-ci existe, mais spiritualisée et toute tournée vers le plus haut service. Rapide et organisée, telle apparaît une activité qui vise, nous l'avons vu, l'efficacité. Le scripteur ne craint pas de se charger; peut-être lui reprochera-t-on même de vouloir tout faire par lui-même...